Roman (Bolivie, 2006)

  • Photographies et montage : Igor Babou
  • Texte : Joëlle Le Marec

Roman

Voici le moment où apparaît l’homme qui ne sait ni lire ni écrire mais grâce à qui nous avons pu voir fonctionner dans toute sa pureté et toute sa force l’institution du musée.

L’homme n’a jamais mis les pieds dans un musée.

Mais il sait de toute éternité ce dont il s’agit. Il a collecté des objets de valeur trouvés en cultivant la montagne autour d’Iru Pampa : des céramiques, des pointes de flèches…. Il a constitué une collection, il l’a abritée dans un édifice construit de ses propres mains pour la rendre publique. Il sait l’exposer et transmettre le respect et le soin que lui ont inspirés ces témoins d’activités humaines anciennes. Il s’est constitué non pas propriétaire privé, mais gardien d’un patrimoine dont il a immédiatement anticipé la valeur potentielle pour la communauté humaine.

Cet homme s’appelle Roman, nous l’avons rencontré dans sa petite maison-magasin. Il y vit avec sa femme et ses enfants. Leur vigueur et leur présence contrastent fortement avec la timidité des habitants du cratère de Maragua dans lequel nous nous enfonçons à pied depuis deux jours. C’est un soulagement de ne pas sentir l’emprise sur eux de l’autorité, protectrice à l’excès, que notre trop jeune guide Javier a exercé tout ce temps sur tous nos interlocuteurs au long du chemin. C’était un enchantement de voir Roman saisir un charango et chanter de sa propre joie et de sa propre force avec son cousin, soulevant une tempête de gais mystères et surtout celui-ci : y a-t-il un lien entre cette aisance musicale et vocale, et la tranquille justesse de son initiative muséale ?

Nous avons pris des initiatives culturelles ici.

Il y a eu d’abord une tentative de Javier de nous intéresser au sort du musée. Nous sachant sociologues et travaillant sur les musées, il proposait que nous aidions Roman à en améliorer la présentation sur le modèle du musée archéologique de Sucre. Javier s’intéresse de près au musée de Roman car ce dernier intéresse également un Étasunien travaillant pour la banque interaméricaine de développement qui veut aider à développer le tourisme dans le cratère. Javier se méfie de l’étasunien, car lui-même, étudiant, futur jeune professionnel du tourisme, a des projets avec Roman puisque son musée intéresse tant. Il y a quelque chose de dangereux, une fragilité corruptible soudain dans ces quelques étagères d’une petite maison en terre, dont la modestie est trop évidente. Roman, nous sommes nombreux à bénéficier d’un savoir académique et professionnel qui nous autorise à te conseiller et à t’orienter pour ton musée. Il est question de t’emmener voir des musées que tu n’a jamais vus, à Sucre, tu vas mesurer l’étendue de ce qui pourrait être fait pour développer ton musée …Le savoir de Roman, mystérieux et mystérieusement transmis, menacé par le pouvoir malsonnant des modèles techniques.

Non ! J’ai sorti le joyeux charango de mon instinct muséal. Non, halte-là, surtout pas. Ne pas tenter d’améliorer la présentation sur le modèle du musée archéologique de Sucre, ni d’aucun musée. Car Roman sait ce qu’est un musée, il le sait et il est inutile de détruire cette connaissance si juste et si active en le rendant soudain ignorant. Javier, tu es jeune, tu es Bolivien, tu es ami de Roman. Tu pourras mener un entretien, Roman tu pourras raconter comment tu as trouvé ces objets : dans quels endroits, comment ça s’est passé, quand tu as décidé de construire un lieu où les présenter, comment tu as fait. C’est cela que tu pourras ensuite mettre dans ton musée.

C’est une nouvelle alliance et il y a de l’enthousiasme car le Destin, – ce n’est pas rien, le Destin – nous a amenés ici où existe le musée selon la foi et selon le rêve, comme institution du patrimoine, comme dispositif et comme rituel qui trouve sa signification dans le désir de préserver et partager ce qui a une valeur à l’échelle du collectif et des générations.

Ce musée qui sauve de l’insignifiance la conversion de tant d’entre eux parmi les plus prestigieux, coupés des pulsions fondatrices, devenus ressources et moteurs d’activité et de développement.

Mais deux mois plus tard Javier envoie un simulacre d’entretien et demande de l’argent, beaucoup d’argent, pour faire du mobilier de musée. Il semble prendre en main l’affaire, à sa manière.

Le musée de Roman est à l’image de la Constituante mise en place par Morales pour la Bolivie : une idée trop forte, trop belle, pour qu’on soit capable d’y reconnaître cela même dont on a tant besoin. Le musée comme la Bolivie, vivants encore, mais enfouis dans une île assiégée par les spécialistes de la culture et de la démocratie.