- Photographies et montage : Igor Babou
- Texte : Joëlle Le Marec
A Yanque, dans le cañon Colca, la nuit a envahi les quelques ruelles en terre tracées au cordeau et l’obscurité a effacé les chiens errants. Il ne reste plus que la blancheur gigantesque de l’église. Masses et ombres de la place et de ses monuments, à l’échelle non du très modeste village, mais du Cañon et de la folle ambition évangélisatrice des Franciscains s’enfonçant dans les montagnes et installant sur leurs flancs des églises immenses comme des cathédrales, ambitions fouettées peut-être par la terreur du dialogue entre les sites incas et les étoiles.
Dans la nuit noire il y a des trompettes et des tambours, et des silhouettes qui progressent vers la place : ce sont les villageois qui fêtent la fin de la remise en état des canaux d’irrigation et le début de la saison agricole.
Dans la nuit, et dans le froid terrible, ils avancent et dansent et s’arrêtent parfois, de front, sur le chemin de la place.
Ce sont eux qui retracent et soulignent chaque année, à la pelle cabossée qu’ils brandissent en dansant, les milliers de terrasses et canaux qui sculptent le cañon, chacun ses quelques mètres, en chaussures crevés, quelques mètres pour des siècles et des milliers de kilomètres carrés d’escaliers, de corniches, de replats, de bondes.
Ils brandissent la pelle et les bares à mines : chaque année la montagne se refait les traits.
Cette montagne découverte et cachée par à-coups, découverte et cachée jusqu’à ce qu’un avion américain la survole et la cartographie seulement en 1934, et à la vue des terrasses la découvre habitée et apte à l’exploitation touristique (National Geographic, January 1934, Vol. 64, No. 1).
Les habitants de Yanque dansent dans le froid glacial, quelques touristes emmitouflés et environnés d’éclairs de flashes suivent, inquiets soudain : trop conforme à leurs propres stéréotypes du folklore. Et si tout cela n’était pas authentique ? Danses, musique, costumes des femmes avec leurs somptueuses jupes et caracos brodés, leurs chapeaux, cabanas et collaguas, grands pains sculptés couverts de fleurs portés en bandoulière par les hommes. Les touristes ont désormais peur que tous les rituels, masques, costumes, objets n’aient été réinventés pour eux tant ils ne peuvent se défaire de leur propre importance et de leur soif d’échapper à ce qu’ils sont.
Pour le moment les flashes se taisent, sauf pour un petit groupe de femmes emmitouflées qui se retournent dans la lumière.
Nous sommes tous dans l’ombre comme il y a cent ans, deux cent ans, trois cent ans. Les danseurs tournent autour de la place et s’arrêtent presque à chaque fois devant l’église. Il y a quelque chose de grave et de solennel dans cette fête sans liesse sous les étoiles glacées. La montagne est si puissante, la nuit si noire, l’eau si vitale, l’effort collectif si nécessaire et si ancien. Les pains décorent les torses de ceux qui ont donné les moyens. Ils sont devant, suivis de ceux qui ont creusé, suivis des autres, tant de choses nous échappent, nous sommes extérieurs. Nous sommes témoins ce soir d’août d’une fête dans un petit village du cañon Colca, nous pensons aux glaciers qui font vivre les Andes et l’humanité, à nos robinets incultes qui crachent une eau sans histoire, aux robes des femmes de Colca qui ne sont ni déchirées ni poussiéreuses même lorsqu’elles marchent sur les routes pour vendre les couvertures, les figues, les sifflets, les ceintures, aux touristes en route pour la Cruz del Condor.